Le Magazine littéraire

Thomas Stélandre, janvier 2010

À clamer « J'accuse... ! », Zola aurait-il éclipsé Dreyfus ? De l'Affaire, chacun retient l'anaphore qui divisa la France, en janvier 1898. Pourtant, au même moment, le capitaine écrivait lui aussi. Mais pas à la une de L'Aurore. Déporté en Guyane de 1895 à 1899, il a alors tenu un journal, rédigé une correspondance ainsi que des carnets de travail. Une partie de ce témoignage paraît aujourd'hui sous le titre Cahiers de l'île du Diable, sous forme de fac-similé et de retranscriptions. Condamné à perpétuité, Alfred Dreyfus fut retenu captif dans les îles du Salut, utilisées comme bagne par le Directoire, puis sous Napoléon III. Ignorant tout du combat mené par ses partisans, il endure l'isolement, la précarité, « et toujours ce silence de tombe, sans entendre voix humaine ». Sur son bout de terre, le ventre vide, il remplit des carnets d'une écriture serrée, élégante, presque illisible. Les pages comprennent la recopie de textes, des notes de lecture, des exercices de mathématiques ou d'anglais. En signe de crise, il y a ce motif non figuratif, répété plusieurs milliers de fois. Sur les trente-quatre cahiers, Dreyfus en brûla vingt. Quatorze furent confiés à Joseph Reinach, soutien, ami et premier historien de l'Affaire. Légués par les héritiers de celui-ci au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, ils y sommeillaient depuis 1923.

Ce trésor sort de l'ombre grâce au travail de Pierrette Turlais, créatrice des éditions Artulis. Elle s'est lancée dans l'aventure avec le concours des fondations Edmond et Benjamin de Rothschild. Outre ce document, le livre comporte des analyses des dessins de Dreyfus par Maxime Préaud et un texte d'André Comte-Sponville sur la leçon de ces Cahiers. Leçon d'histoire, de vie. Car, selon l'éditrice, « le plus intéressant est de constater à quel point le travail intellectuel a permis à Dreyfus de tenir bon. Il était traité comme un animal, ses écrits étaient son unique espace de civilisation ». Auprès de Montaigne ou de Shakespeare s'engage une lutte contre l'asservissement. Celui à qui l'on interdit le droit à la parole pendant plus de quatre ans trouve dans la voix des auteurs aimés la force d'une liberté imprenable. Tiré à 300 exemplaires, le luxueux volume ne sera pas accessible pour tous. Aussi les éditions Artulis proposent-elles de le découvrir sous forme numérique sur leur site www.editionsartulis.fr. Une version de poche est également attendue.