Bon pour la tête

Isabelle Cerboneschi, Genève, Juillet 2017

L’éditrice parisienne Pierrette Turlais a publié des tracts politiques méconnus de la Seconde Guerre mondiale conservés à la Bibliothèque nationale de France. Les actes de la Résistance s’exprimaient aussi dans l’infime. Un ouvrage bouleversant qui invite à ne jamais renoncer.

Dans la vitrine de la galerie Angle, au 2 rue Calvin, à Genève, des papillons jaunis semblent avoir été jetés en faux désordre dans la vitrine. Ces facsimilés de tracts d’un autre siècle ont traversé assez miraculeusement les années les plus noires de l’histoire de l’Europe. Souvent réduits à leur plus simple expression et publiés pendant la Seconde Guerre mondiale, ils invitent à la révolte, à dire non à l’occupant, à se réunir, à résister. La portée de ces petits papiers aujourd’hui semble dérisoire : ils ont eu pourtant une influence fondamentale sur le moral des Français sous l’Occupation allemande et de ceux engagés dans la Résistance. Ces reproductions d’actes jaunis, tachés, émouvants dans leur fragilité, jouxtent un livre qui les met en lumière : Tracts et papillons clandestins de la Résistance, publié par l’éditrice Pierrette Turlais qui crée des livres pour bibliophiles. Au verso : « Papiers de l’urgence ». Le mot livre ne rend d’ailleurs pas justice à cet assemblage de tracts reliés par un fil et enchâssés dans une boîte de carton. « Ce travail de non reliure est très proche du travail des gens qui les ont écrits, souligne Patrick Peloso, le directeur de galerie Angle. Si le fil venait à se couper, tous ces tracts s’envoleraient et redeviendraient des objets de lutte et des messages d’espoir. »

L’ouvrage nous fait plonger dans l’Histoire par une porte clandestine. Une histoire qui aurait été écrite à la va-vite, sur du mauvais papier contingenté, dupliquée à la main, au pochoir, ou sur une ronéotypeuse, avec un souci du détail typographique bouleversant. À travers les copies de ces publications destinées à encourager à passer à l’action on ressent l’urgence, l’espérance aussi. Combien sont morts ou déportés de les avoir écrits, publiés, distribués, ou simplement gardés dans leur poche ? « Plus ils étaient grands et plus ils étaient dangereux car difficiles à cacher », souligne Patrick Peloso. L’éditrice Pierrette Turlais, à qui l’on doit cet ouvrage était présente à Genève le 15 juin dernier. Cette somme est en quelque sorte la poursuite d’une quête. « J’ai commencé à réfléchir sur la question des violences politiques et des écritures de survie et de résistance quand j’étais très jeune, explique-t- elle. Sans doute parce que j’ai été élevée en Corrèze, dans une terre qui a compté pour le maquis. J’interrogeais beaucoup les adultes au sujet des massacres de Tulle ou d’Oradour-sur- Glane. » C’est à la Bibliothèque nationale de France (BNF) que Pierrette Turlais a découvert l’existence de ces infimes écrits politiques. « L’un des plus anciens tracts que nous ayons retrouvés date de juillet 1940. Il s’intitule ‘Les conseils à l’occupé’ de Jean Texcier. On sait depuis qu’il a eu une énorme influence sur le moral des populations, permettant aux gens de se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls. De nombreux tracts encouragent à s’insurger, à se réunir le 11 novembre à tel endroit, ce qui présentait un danger énorme. Certains donnaient les références des ondes permettant d’écouter Radio Londres. D’autres invitaient les femmes à s’indigner contre le prix des pommes de terre. Vers la fin de la guerre, ils prophétisaient la victoire. »

Tous ces écrits ont scandé les grandes dates de la Résistance. Or, étonnamment, ce sujet a très peu intéressé les historiens. Ce livre peut-être permettra de voir combien ils ont compté. La « survie » de ces tracts jusqu’à nos jours relève d’une somme d’événements hasardeux. « Ce fonds s’est constitué par le biais de plusieurs canaux, dont un originel : le dépôt légal, soit l’obligation faite aux imprimeurs d’envoyer à la BNF toute chose imprimée, qui a continué de fonctionner pendant la guerre, explique l’éditrice. Etait-ce de l’inconscience ou une attitude bravache des imprimeurs ? Je penche pour la seconde hypothèse. Il y a eu également des conservateurs qui ont immédiatement compris l’aspect patrimonial de ces écrits qu’ils récupéraient dans leurs boîtes aux lettres, dans la rue, et qui les ont cachés comme des outils de compréhension de l’histoire. » Sans parler de cet administrateur collabo qui les collectait auprès de la Préfecture de police à titre de contrôle. Le mot Résistance évoque souvent de grands actes d’héroïsme. Ces écrits nous rappellent qu’il n’y a pas de petites actions. « Un jour je me trouvais avec Georges Didi-Huberman et Fabienne Le Bars, conservateur à la Bibliothèque nationale de France, dans la Réserve des livres rares lorsque, soudain, un timbre-poste est tombé. En le ramassant pour le réintégrer dans les classeurs de tracts, nous avons découvert qu’à l’arrière était écrit : « Sales Boches ». C’était en soi un papillon politique qui avait toute sa place parmi les autres tracts méticuleusement classés. »

Les témoins vivants de cette époque se font de plus en plus rares et ces tracts ont valeur de témoignage. En feuilletant l’ouvrage on découvre certaines lettres écrites par des curés. Les églises étaient alors des chambres d’écho, du bien comme du moins bien. Il fallait du courage pour lire en chaire une lettre s’indignant contre les persécutions, contre le traitement réservé aux Juifs.

En feuilletant l’ouvrage, on découvre un étrange papillon écrit en allemand: « Frankreich Uber Alles ». «Un jour j’ai reçu un coup de fil d’un très vieux monsieur, dont les fils avaient appris la publication de mon livre, confie Pierrette Turlais. Il m’a avoué que c’était son frère et lui qui en étaient les auteurs. Je l’ai donc rencontré. À cette époque ils habitaient Montmartre et ils avaient déposé ce papillon sur toutes les voitures de la place. La Gestapo y a mis son nez et a effectué une surveillance des lieux. C’était des gamins à l’époque et ils faisaient ça dans leur chambre ! Je trouve très touchante l’histoire de ce tract, par nature éphémère, qui s’est retrouvé non déchiré dans un fonds précieux de la BNF, que j’ai publié parce qu’il m’intéressait de manière hasardeuse (le fonds en possède 12 500), et qui, tout d’un coup sort de l’anonymat grâce à un vieux monsieur de 90 ans qui revendique en être le co-auteur.»

Parce qu’il s’agit d’un travail sur la mémoire et qu’elle n’entendait pas confisquer ces informations, Pierrette Turlais publie le contenu de son livre sur son site. « Quand on consulte les dizaines de classeurs dans lesquels ces tracts sont conservés, qu’on les feuillette, ils communiquent un immense enthousiasme, une immense envie de batailler, de vivre, dit-elle. Ils nous disent qu’il ne faut jamais cesser d’exercer son esprit critique, ni se décourager. Les tracts ont quelque chose à voir avec la ‘banalité du bien’, pour reprendre en contrepied ce qu’exprimait Annah Arendt ». Elle aimerait que les jeunes historiens s’emparent de ce fonds et continuent à l’explorer. « Mon séjour à Genève m’a donné l’impression que ce que j’ai fait a un sens. »