Pierre Richard (1802-1879) - Grimoires illuminés
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Pierre Richard (1802-1879)
Grimoires illuminés

Éléments de biographie

François et Mireille Pétry

Trois albums acquis par un libraire de Metz vers 1990 ont été mis sur le marché des livres rares une vingtaine d’années plus tard. Cet ensemble actuellement en mains privées, surprenant, inédit avant 2019, entremêle contenus ésotériques et religieux, kabbale et crucifixions, signes intelligibles et lignes cryptées. Leur auteur est un paysan lorrain, Pierre Richard, né en 1802, mort en 1879. Il se signale largement dans ses ouvrages où ses nom et prénom se trouvent associés plus de cent fois, parfois sous la forme de son prénom ou de son nom, seuls et, très souvent, sous celle de variations comme « Richardora », « Richarderia », « Richardera ».

Une première partie de vie à Kédange-sur-Canner

Pierre Richard indique dans ses albums un lieu et une date : « Kédange, 1802 ». Son acte de naissance confirme qu’il est bien né à Kédange (aujourd’hui Kédange-sur-Canner, en Moselle), le 13 Floréal de l’An X, soit le 3 mai 1802. Il y passera les trente premières années de sa vie.

fig. 1

fig. 2

Les deux mentions d’identification de « Pierre Richard à Kédange 1802 » figurant dans les grands albums.

Ses lignées paternelle et maternelle sont composées depuis des générations de paysans dont l’activité empreint amplement son œuvre de chars, charrues, roues, outils et autres socs. Sa mère, Madeleine Wiltzer (1766-1836), est originaire de Dalstein. Mariée en premières noces à Jean-Baptiste Richard (1748-1794), originaire de Luttange, elle a un fils avec lui, Antoine, né en 1790. Devenue veuve, elle épouse Nicolas Richard (1734-1804), le frère aîné de Jean-Baptiste. De ce second lit naissent trois enfants, deux filles, puis Pierre. Nicolas Richard meurt à son tour en 1804. Pierre n’a alors que deux ans. Ce deuil laissera chez lui des traces profondes, lisibles à travers les mots « peira par la main » ou dans ses multiples invocation à Nicolas, grand saint lorrain et dont le père partage le prénom.

Très tôt, Pierre bénéficie d’une tradition, rare à l’époque, d’instruction des jeunes enfants. Elle revient à l’initiative d’un baron d’Hunolstein, seigneur de la vallée de la Canner, qui, grâce à son financement, permet aux garçons mais aussi − fait plus singulier −, également aux filles, de fréquenter l’école de Kédange. C’est sans doute là que Pierre Richard a acquis le niveau d’instruction primaire dont témoigne son écriture. L’enseignement qu’il reçoit se fait en français. Dans les années 1800, l’école est tenue par un certain Samuel Ory, instituteur de confession juive, fait intéressant si on anticipe les rencontres que fera Pierre, devenu adulte, dans les milieux ésotériques intéressés par la kabbale.

Détail d’une carte postale vers 1890. Vue de Kédange depuis l’ouest : au fond du vallon de la Canner, le bourg de Kédange. On y reconnaît l’église que Pierre Richard a fréquentée. Au fond, les forêts des versants est (coll. part).

Pierre Richard a grandi sous l’influence de l’intense piété de sa mère et, plus largement, dans le contexte du Ier Empire et des débuts de la Restauration où le clergé, qui entend « re‑catholiciser » les fidèles, reprend fermement les rênes. Une catéchisation intense en découle et se traduit par la multiplication des offices et des manifestations religieuses (offices courants, chemins de croix, pèlerinages). Des missions intérieures instituées et organisées régulièrement développent en particulier le thème de la Passion du Christ, ce sur un terreau fertile : la crucifixion et la croix sont en effet très présents dans la région où une relique de la sainte Croix est à l’origine de la fondation de l’abbaye toute proche de Bouzonville tandis qu’est conservée à quelques dizaines de kilomètres, à Trèves exactement, une seconde relique majeure de la Passion, considérée comme la sainte Tunique tirée au sort entre les soldats au pied de la croix. Dans ses ouvrages, Pierre Richard montre le culte extraordinaire qu’il voue à la Croix et à la Tunique, représentées à de nombreuses reprises.

Son enfance est par ailleurs traversée par l’angoisse de périodes historiques pour le moins troublées : guerres napoléoniennes, invasions, Occupations prussienne et russe ; une nouvelle guerre suivie de l’annexion au nouveau Reich allemand marque les dernières années de sa vie… Ses remarquables représentations en lien avec les armes (celles de la Vierge armée d’un immense sabre notamment, récurrente) expriment cette anxiété, et les mots « peur », « ennemis » « ennemis visibles et invisibles » sont fréquents sous sa plume.

Vie à Dalstein, puis à Chémery-les-Deux

Plusieurs éléments de la vie de Pierre nous sont connus par des actes notariaux ou des pièces administratives établis dans les communes où il a vécu. Ainsi, un acte passé le 25 avril 1833 chez le notaire Ving à Kédange, où Madeleine Richard-Wiltzer et son fils ont le statut de vendeurs, montre que tous deux disposent ensemble de plusieurs biens et que Pierre en possède sans doute en son nom. Les sources cadastrales nous apprennent que par héritage, alliances matrimoniales et autres acquisitions directes, diverses parcelles ont été patiemment réunies tout au long des générations successives. Ainsi, vers 1830, Madeleine Richard et son fils sont considérés comme des rentiers. Ils vivent à cette époque dans la maison familiale des Wiltzer-Hombourger à Dalstein, dont Madeleine est originaire et où ils retrouvent toute une parentèle. Le fait que Pierre apparaisse au titre de déclarant ou de témoin dans certains actes officiels, comme la déclaration de naissance d’un enfant ou d’un parent, atteste d’une incontestable intégration au sein de la communauté villageoise.

Pierre restera à Dalstein jusqu’à la fin des années 1840. Alors que Kédange est principalement romanophone, le patois pratiqué dans ce village est le francique. Pierre est romanophone et connaît le francique : ses albums font état de ces deux langues.

Madeleine Richard-Wilzer meurt en 1836. Sa disparition a certainement constitué une violente épreuve, dont l’exceptionnelle trouvaille poétique de Pierre, « lamourir », inscrite dans un de ses albums, se  fait l’écho. Peut-être cette perte est-elle à l’origine de toute sa création. Sans doute insatisfait du recours que lui apportent les seuls enseignements de l’Église catholique, Pierre se met-il en quête d’un secours qu’il va trouver dans l’ésotérisme. De là naît une œuvre inédite, puissante et profuse, où s’exprime de façon magistrale la fusion de deux registres, lexicaux et iconographiques, dignes d’un grand créateur.

À Dalstein, Pierre Richard s’est certainement rapproché de notables locaux comme ce Jean Heitz (1777-1846), visiblement intéressé par les questions d’occultisme, peut-être l’initiateur direct de Pierre, et dont on trouve en tout cas l’ex-libris, lisible, sur la garde supérieure de l’Enchiridion. Lorsqu’il possède à son tour le volume, Pierre l’annote, l’augmente de nombreux folios et y met au point ses premiers monogrammes. C’est le premier ouvrage de lui connu à ce jour.

Enchiridion, augm. post., fol. 39 : double-page où Pierre met au point des variations de monogrammes.

Des troubles viennent perturber la vie de Pierre durant les années qui suivent la disparition de sa mère. Plusieurs documents administratifs nous apprennent que les biens de Dalstein, propriétés communes de la mère et du  ils, passent aux mains du demi-frère, Antoine. Le préjudice subi à cette époque revient sous la forme d’une basse continue dans les ouvrages : « eritag », « trompé », « tujura… quittance tujeura… », « Dieu. Qui fait Anton fait ».

Extrait des Matrices cadastrales de Dalstein, fol. 22, indiquant que les derniers biens de Pierre à Dalstein sont vendus en 1849 (Archives de la commune de Dalstein).

Le séjour de Pierre à Chémery, connu grâce à une brève mention inscrite dans son acte de décès, reste encore difficile à cerner. Les Matrices cadastrales font état de plusieurs biens appartenant à un certain Pierre Nicolas entre 1853 et 1869, mais pas d’une habitation à proprement parler. Ce Pierre Nicolas est décrit comme pensionnaire, soit un retraité touchant une pension ou bien un locataire s’acquittant d’une pension. De récentes recherches ont montré que l’homme n’est pas apparenté aux anciennes familles du village de Chémery (*), mais qu’il vient s’y installer, y acquiert des lopins de terre en 1853, dans la partie appelée Hobling précisément, et conserve même un jardin jusqu’en 1869. Il s’agit à l’évidence de « notre » Pierre Richard : les archives administratives ont complété son prénom par celui de son père, Nicolas. A-t-il été placé par son demi-frère, chargé d’une mission de tutelle, dans une structure d’accueil ? Est-il en pension dans une famille, dans un organisme paroissial ? Les mots « malheureux », « triste », « prison », sans équivoque, sont peut-être imputables à cette situation ?

Pierre Richard est sans doute resté plus de 20 ans à Chémery. C’est au cours de cette période qu’il réalise ses deux grands albums connus et probablement d’autres, inconnus à ce jour. Les ruptures observables entre les trois volumes semblent accréditer l’idée de cahiers et d’albums perdus. En bref, nous plaçant dans l’hypothèse de travaux préalables et d’autres, intermédiaires, nous retenons les années 1840 pour la réalisation de l’Enchiridion (précédé sans doute de figures de crucifixions et de talismans assez simples) ; le milieu ou la seconde moitié des années 1850 pour l’Album I ; la seconde moitié des années 1860 pour l’Album II. L’évolution tangible entre l’Album I et l’Album II nous interroge sur les travaux intermédiaires. Si la durée de travail sur une double page peut représenter en moyenne plusieurs jours et si l’on tient compte de périodes moins productives, la date de 1867, inscrite dans l’Album II, indiquerait une mise en route un ou deux ans auparavant et peut-être un achèvement vers 1870. Cet Album II avec ses 142 folios a-t-il été le dernier ?

Décès à l’asile d’indigents et d’aliénés de Gorze

L’acte de décès a été retrouvé après de longues recherches à Gorze où un asile d’aliénés et d’indigents avait été aménagé par le département de la Moselle en 1870, date à laquelle les « fous » sont retirés des couvents et des hospices pour être placés en asile. À cette même époque, Pierre, âgé, a sans doute été retiré de Chémery − où après son long séjour son état s’était peut-être dégradé −, pour être placé à Gorze. Au titre de vieillard très usé ? D’indigent ? De « fou » ?

Gorze, asile d’aliénés, cadre des dernières années de vie de Pierre Richard. À gauche, grille à l’entrée de l’ancien palais abbatial et vue vers la cour intérieure et le terre-plein du jardin (coll. part).


Gorze, asile d’aliénés (alors Hospice départemental) vers 1920. Au premier plan, escaliers monumentaux menant au niveau du terre-plein Le jardin avec bassins de la fin du xviie s. est devenu une cour coupée en deux par un mur augmenté, de chaque côté, d’une partie abri : on voit des malades s’y promener. Les bâtiments spécifiques, réservés aux hommes, à gauche, et aux femmes, à droite, sont bien reconnaissables (ils ont été rasés au cours des récentes décennies). Au fond, l’hôpital (coll. part).

L’acte nous apprend que Pierre a séjourné à Chémery-les-Deux et qu’il est mort le 14 janvier 1879. Le déclarant est J.B. Haagen, directeur de l’asile départemental des pauvres de Gorze. Un second acte est enregistré dans le Registre des actes religieux de l’Asile de Gorze (correspondant au registre paroissial) par un autre déclarant, l’aumônier de l’asile, Bergmann, qui précise que Pierre était muni de l’extrême onction et qu’il a été inhumé dans le cimetière de Gorze.

Des recherches complémentaires devraient permettre de mieux connaître l’état de santé psychique et la personnalité, à la fin de sa vie, de cet artiste hors norme.

* Nous avons obtenu récemment cette information de la part de M. Jean Michel Benoit, auteur de l’ouvrage Les habitants de Chémery-les-Deux (1687-1903) et de Hobling (1792-1903), Cercle Généalogique 571, Filstroff, Pays de la Nied, 2003.